La survivance de l’ancienne religion

Dans « The meaning of witchcraft », Gerald Gardner évoque sa vision du judaïsme antique et du culte d’Asherah/Astarté. Il prétend que ce culte était répandu avant l’exil de Babylone. Comme je l’expliquais dans mon précédent article, l’archéologie biblique moderne va dans le même sens que son intuition. Il prétend également qu’un culte à la déesse aurait ensuite survécu de manière cachée dans l’ésotérisme biblique. Vous jugerez par vous même, mais c’est peut-être ce que l’histoire d’Esther sous-entend.

Si vous ne connaissez pas le rouleau d’Esther, voici un lien qui vous permettra de le lire.

Le rouleau d’Esther a quelque chose de particulier au sein de la bible hébraïque. Il est le seul livre dans lequel dieu n’est pas explicitement évoqué, même si certains commentateurs montrent qu’il est possible de retrouver le nom de manière cachée, par exemple en lisant un caractère sur deux au verset 8:16 du livre d’Esther, (הָיְתָה אוֹרָה) il est possible de lire le tétragramme. La seconde particularité de ce livre est qu’il est lié à une fête juive également unique en son genre, la fête de Pourim, la seule fête qui est associée à une période d’exil, sans que celle-ci ne prenne fin.

Je ne m’intéresserai pas ici à la réalité historique du livre d’Esther (il existe diverses théories), mais à son côté symbolique. Il est fréquemment reconnu que les noms des personnages de cette histoire sont liés à des divinités babyloniennes et élamites. Esther correspond à Ishtar, Mardokhaï à Marduk, Haman à Humman, et Vashti à Mashti. Des universitaires ont également fait remarquer qu’il est possible de faire le parallèle entre cette histoire et les pûrim babyloniennes qui fêtaient le retour du printemps à travers la victoire des divinités babyloniennes Ishtar et Marduk sur les divinités élamites, Humman et Mashti. Il est également possible de remarquer que selon l’une des généalogies de la mythologie babylonienne, Ishtar est fille d’Anu, et petite fille d’Anshar, et Marduk est fils d’Ea, et petit fils d’Anshar. Ishtar et Marduk sont donc cousins, comme Esther et Mardokhai dans le rouleau d’Esther.

Lorsque j’ai découvert cette hypothèse, un élément m’a sauté aux yeux. Si Mashti est devenue Vashti dans l’histoire d’Esther, c’est pour que son nom commence par la lettre vav, et cette histoire doit être un développement des versets 4:27-29 du Deutéronome qui prophétisent l’exil, en particulier le dernier de ces trois versets.

L’Éternel vous dispersera parmi les peuples, et vous serez réduits à un misérable reste au milieu des nations où l’Éternel vous conduira.
Là, vous serez soumis à ces dieux, œuvre des mains de l’homme, dieux de bois et de pierre, qui ne voient ni n’entendent, qui ne mangent ni ne respirent.
C’est alors que tu auras recours à l’Éternel, ton Dieu, et tu le retrouveras, si tu le cherches de tout ton cœur et de toute ton âme.
(Traduction Zadoc Kahn)

Dans la traduction du dernier verset, il y a un contresens, en effet, וּבִקַּשְׁתֶּם ne signifie pas « auras recours à », mais « chercheras ».

Mardokhaï et Esther sont des noms d’emprunt d’origine babylonienne. D’ailleurs, Esther nous est présentée au verset 2:7 du livre d’Esther sous son nom juif, « Il était le tuteur de Hadassa, c’est-à-dire d’Esther, ». Nous ne connaissons pas le véritable nom de Mardokhaï, mais il est souvent appelé Mardokhaï ha yehoudi, ce qui signifie « Mardokhaï le juif ». Lorsque l’on prend les premières lettres de yehoudi, Hadassa, Vashti, et Haman, cela donne youd, hé, vav, hé, c’est-à-dire le tétragramme.

Cette association prend tout son sens lorsqu’on pousse le raisonnement un cran plus loin. Selon la kabbale, chaque lettre du nom divin est associée à l’un des mondes de la création, le youd qui symbolise l’action est associé à Atsiluth, monde de l’émanation, le premier hé qui symbolise le souffle de vie est associé à Briah, le monde de la création, le vav qui symbolise la connexion à Yetsirah, le monde de la formation, et enfin le dernier hé à Assiah, le monde de l’action.

Dans Atsiluth, la dimension de l’être humain est impersonnelle, c’est pour cela que nous ne connaissons pas le véritable nom de Mardokhaï. Il représente le juste à un niveau suprahumain. Cela explique son comportement étrange pour le commun des mortels. Il est à l’extérieur comme il est à l’intérieur sans le moindre compromis.  Lorsque dans un contexte donné, tout le monde cache qu’il est juif, il crie haut et fort qu’il est juif, lorsque tout le monde se prosterne, il reste debout, …

Notre neshamah, ou âme divine réside dans Briah, et est donc représentée par Esther. Esther est également une juste, mais à un niveau plus humain. Lorsqu’il faut rester cachée pour préserver sa vie, elle le fait. Notre neshamah est fondamentalement « bonne », mais elle peut se parfaire, c’est d’ailleurs le sens de la vie.

Sur le plan personnel, le monde de Yetsirah correspond au rouah, c’est-à-dire à l’esprit. Il n’est ni bon ni mauvais par nature et sert de chef d’orchestre entre le souffle de vie du haut (la neshamah) et le souffle de vie du bas (le nefesh). C’est le siège du libre arbitre représenté par Vashti dans le livre d’Esther.

Enfin, notre corps réside dans le monde d’Assiah, mais également notre nefesh, qui correspond à l’âme corporelle, animale, et primitive, la dimension spirituelle véhiculée par le sang (le fait de rougir ou pâlir suite à une émotion est lié aux déplacements du nefesh). À l’opposé de la neshamah, le nefesh est fondamentalement « mauvais ». Le nefesh nous apporte l’instinct de survie, mais au-delà de cela, il n’est que peur et agressivité. Dans l’histoire d’Esther, le nefesh est représenté par Haman.

Les versets du Deutéronome que j’ai cité, et leur développement dans l’histoire d’Esther, illustrent le fait que nous vivons dans un monde d’illusion. La différence entre les individus, les peuples, et les religions fait partie de cette illusion. Ce n’est pas le fait de donner un visage humain aux différentes facettes du divin qui conduit à l’idolâtrie. C’est de penser que le matériel précède le spirituel, et lorsqu’un sage montre la lune, de regarder le doigt. Toute personne, quelque-soit son origine, ses croyances, et ses mots, qui cherche de tout son cœur et de toute son âme, à transpercer cette illusion, atteindra le même état d’union.

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